Des études, toujours des études, encore des études…

All the world’s a stage,

And all the men and women merely players:

They have their exits and their entrances;

William Shakespeare (1564-1616) – As you like it –Act 2 Scene VII The forest – 1599

 

Pour paraphraser Shakespeare qui le dit si bien, l’univers de la ligne Pau – Canfranc – Saragosse est aussi une pièce de théâtre. Les bureaux d’études jouent un rôle, ils rentrent, puis ils sortent, puis plus personne ne se souvient de leurs études et finalement, tout comme les spectateurs de cette pièce de théâtre, ce sont les contribuables qui paient…

Résumé de l’article

Cet article décrit le cycle infernal des études réalisées par les bureaux d’études, les grands gagnants du système de la ligne Pau – Canfranc – Saragosse. Des “gentils” bureaux d’études aux “méchants” bureaux d’étude, tous s’avancent à des estimations de trafic de voyageurs et de marchandises aussi bien fantaisistes que réalistes. Enfin, l’article s’attarde également sur les études faites par des associations et des particuliers qui rivalisent parfois d’imagination débordante pour créer des trafics et des besoins, là où ils n’existent pas.

Version initiale du 27 septembre 2021, dernière mise à jour au 26 mars 2022

Les grands gagnants du système

S’il y a un secteur d’activités qui profite bien de la ligne Pau – Canfranc – Saragosse, c’est le secteur des bureaux d’études spécialisés dans le domaine de l’industrie ferroviaire. Depuis les années 1980, l’on ne compte pas moins d’une bonne trentaine d’études officielles en tout genre dédiées à la ligne Pau – Canfranc – Saragosse. Ces études sont faites, soit par des bureaux d’études externes, soit par des bureaux d’études internes aux gestionnaires d’infrastructure. Elles sont en tout cas loin d’être gratuites d’autant plus que le bureau d’études est plutôt en position de force face à un client captif et prêt à tout pour obtenir son étude. Il est bien difficile d’estimer le coût total de toutes ces études, mais il est au minimum de 10M€ en ne considérant que les études dont les coûts ont été publiés.

A ces études officielles, l’on peut rajouter quelques études non-officielles réalisées par des partisans de la réouverture et qui ont au moins l’avantage de ne rien coûter aux contribuables.

Les “gentils” bureaux d’études

Parmi les bureaux d’études, il y a d’abord les “gentils” bureaux d’études qui réalisent les études commanditées par les politiciens locaux. Ils vivent un peu dans le monde des Bisounours. Chez eux, les voyageurs accourent de partout pour prendre le train, les marchandises viennent du monde entier pour se faire transporter, les travaux se font en deux temps et trois mouvements, l’exploitation se fait avec le fameux Opérateur Ferroviaire de Proximité dont personne n’a jamais vu la couleur. Et tout cela, bien évidemment avec un coût modique de remise en état de la ligne ferroviaire. Ce sont toujours les mêmes et ils sont souvent situés à l’étranger, en Allemagne en particulier, cela leur donnerait une certaine caution de compétence et de qualité, comme si les bureaux d’études français étaient absolument inaptes.

En revanche, gare aux “gentils” bureaux d’études qui ont l’audace d’avoir les pieds sur terre. S’il leur arrive par malheur d’être un peu trop pragmatique et donc d’aller dans le sens contraire des ambitions des politiciens locaux, alors ils disparaissent définitivement de la circulation. L’un d’entre eux en a fait l’amère expérience après avoir fait une étude quelque peu réaliste et pas du tout du goût de nos politiciens locaux qui ont tout fait pour la cacher et ne pas la diffuser. Le premier de ces politiciens locaux n’a d’ailleurs pas hésité à dire le vendredi 27 mai 2016 lors de la séance plénière du Conseil Régional : “Si cette étude, telle que l’on me l’explique, se balade partout, on va tuer le projet.” [1] page 123. Ostracisé et mis au pilori, ce “gentil” bureau d’études s’en est allé définitivement et l’on ne risque plus de le revoir d’ici longtemps…

Les “méchants” bureaux d’études

Parmi les bureaux d’études, il y a aussi les “méchants” bureaux d’études qui réalisent les études commanditées par le gestionnaire d’infrastructure. En effet, à un moment, il n’y a plus le choix et il faut rentrer dans le vif du sujet. Pour cela, seul le gestionnaire d’infrastructure est capable de faire l’étude, soit par son bureau d’études interne, soit par un bureau d’étude sous-traitant de même niveau.

Le “méchant” bureau d’études n’a que des défauts : il sous-estime le nombre de voyageurs et la quantité de marchandises, il gonfle les devis, il veut faire trop de travaux, il veut mettre la ligne aux normes actuelles, il ne pense qu’à la sécurité, à la fiabilité et à la robustesse, il fait même des études de rentabilité (le gros mot !). A croire qu’il fait tout pour rendre la réouverture impossible. Comble de l’ignominie, il est souvent parisien ou madrilène, donc forcément jacobin. Ainsi, nos politiciens locaux considèrent qu’il ne connaît strictement rien aux spécificités des Pyrénées et n’est donc pas légitime pour faire les études.

L’éternel recommencement

Le cycle infernal des bureaux d’études est toujours le même et fait figure d’éternel recommencement. Tout commence par une demande de nos politiciens locaux de justifier la réouverture de la ligne Pau – Canfranc – Saragosse. Ils mandatent pour cela un “gentil” bureau d’études qui se charge de démontrer que la réouverture de la ligne n’apportera que de la joie et du bonheur et pour pas cher.

Tous auréolés de cette étude, nos politiciens locaux se tournent vers les Etats français et espagnols pour demander la réouverture de la ligne. C’est alors qu’interviennent les gestionnaires d’infrastructure avec leurs “méchants” bureaux d’études qui réalisent des études sérieuses et réalistes. Très vite tombe alors la sentence immédiate et irrévocable : « ne pas s’engager dans la réouverture ».

Nos politiciens locaux ne voulant pas en rester là, font alors faire un audit par un “gentil” bureau d’études de l’étude du “méchant” bureau d’études. Bien évidemment, l’audit montre que le “méchant” bureau d’études a sous-estimé le potentiel de trafic de voyageurs et de marchandises et a surestimé les coûts d’investissement et d’exploitation. Finalement, on en reste là, pas un seul coup de pioche n’est donné et l’honneur est sauf pour nos politiciens locaux. C’est bien le plus important car, entretemps, il aura fallu se délester de quelques centaines de milliers, voire millions d’euros, pour rémunérer ces trois bureaux d’études. Si par malheur, nos politiciens locaux n’écoutent pas le “méchant” bureau d’études et n’en font qu’à leur tête, alors c’est dérapage et catastrophe assurés, comme on le voit sur la section d’Oloron-Sainte-Marie à Bedous. Seuls les contribuables sont chagrinés, mais qui s’intéresse encore aux contribuables, certainement pas nos politiciens locaux.

Les estimations en fréquentation de voyageurs de ces études officielles

Les différentes estimations de voyageurs à la réouverture de la ligne sont très disparates d’une étude à une autre. Il est ainsi difficile de se faire une idée précise de la fréquentation potentielle à la réouverture et quelques années plus tard en rythme de croisière.

Rares sont les études officielles tablant sur plus de 1 400 voyageurs par jour. Les estimations varient généralement entre 500 et 1 300 voyageurs par jour, ce qui reste bien inférieur à la fréquentation de la ligne Bordeaux – Mont-de-Marsan de l’ordre de 1 600 voyageurs par jour et très inférieur à la fréquentation de la ligne Bordeaux – Arcachon de l’ordre de 11 000 voyageurs par jour. Même l’étude commandée par le Conseil Economique et Social d’Aragon [2] en 2009, que l’on ne peut taxer de défavorable à la réouverture, table sur seulement 480 voyageurs par jour (175 000 par an) à la réouverture et 630 voyageurs par jour (230 600 par an) en rythme de croisière.

De plus, les études très sérieuses menées lors du projet de la Traversée Centrale des Pyrénées [3] évaluaient à 790 passagers par jour (288 000 par an) le trafic potentiel par le couloir D-2 supposant un tunnel ferroviaire de base de 37,8km entre Jaca et Oloron-Sainte-Marie. Avec un tunnel de base et une ligne à grande vitesse qui permettrait de faire le trajet Pau-Saragosse en moins de deux heures, si la fréquentation envisagée est de 790 passagers par jour, il est évident que la fréquentation avec la réouverture de la ligne actuelle et des trajets d’au minimum quatre heures ne sera certainement jamais supérieure à 700 voyageurs par jour, voire bien inférieure. Avec un si faible potentiel, une réouverture de la ligne Pau – Canfranc – Saragosse pour le trafic des voyageurs est donc totalement disqualifiée.

Les estimations en potentiel de fret de ces études officielles

Ainsi, la justification de la réouverture ne peut se légitimer que par le transport des marchandises. Les estimations des études officielles sont également très différentes. La plupart des études officielles font état d’un trafic potentiel de l’ordre de 1,0 à 2,0Mt/an dont le “Livre Blanc” [4] qui évoque en page 29 un potentiel de 1,5 à 2,0Mt/an. C’est ainsi le cas de l’étude TTK [5] de 2006 commandée par le Conseil Régional d’Aquitaine qui estime à 1,45Mt/an le trafic potentiel. De même, l’étude commandée par le Conseil Economique et Social d’Aragon [2] en 2009 estime le potentiel de fret en rythme de croisière de 1,39 à 1,85Mt/an.

L’étude de Rail Concept [6] de 2015 commandée par le Conseil Régional d’Aquitaine estime le potentiel de 1,0 à 1,5Mt/an mais dans son scénario S2, à savoir par l’utilisation d’un Opérateur Ferroviaire de Proximité privé comme gestionnaire de l’infrastructure et de l’exploitation et en prévoyant un péage au tunnel routier du Somport pour les poids-lourds, ce qui reste juridiquement très incertain comme l’avait démontré l’analyse du CROC en 2017 [7]. A noter que cette étude estime le potentiel de 0,1 à 0,5Mt/an dans son scénario S0 utilisant la SNCF comme gestionnaire de l’infrastructure et de l’exploitation, c’est-à-dire dans une configuration qui peut être qualifiée d’habituelle et usuelle. A l’inverse, le Conseil Economique et Social Régional d’Aquitaine a publié une note [8] en 2010 avec un scénario beaucoup plus optimiste, voire absolument irréaliste, en prévoyant un potentiel de trafic de 3,2Mt/an sans apporter la moindre justification. Excepté l’étude de Rail Concept [6] dans son scénario S0, ces études ont une propension à estimer le trafic potentiel uniquement par la prise en compte des différents acteurs industriels locaux de Nouvelle-Aquitaine et d’Aragon susceptibles d’être intéressés par la ligne Pau – Canfranc – Saragosse pour leur transport de marchandises. Elles font donc souvent abstraction des difficultés techniques et économiques liées à la traversée des Pyrénées telles que les problématiques de différence d’écartement, de gabarit, de longueur des convois et de temps de transport.

A l’identique de la fréquentation des voyageurs, les études menées lors du projet de la Traversée Centrale des Pyrénées [3] évaluaient le potentiel de fret à 2,0Mt/an à l’ouverture puis 2,9Mt/an en rythme de croisière par le couloir D-2 supposant un tunnel ferroviaire de base de 37,8km entre Jaca et Oloron-Sainte-Marie. A titre de comparaison, le total du trafic de marchandises au travers des Pyrénées par les lignes ferroviaires d’Hendaye, Portbou et du tunnel du Perthus est d’environ 3,6Mt/an en 2017 [9] page 90. Ce trafic a connu son maximum en 2004 avec un total de marchandises transportées d’environ 5,1Mt/an et n’a cessé de décroître jusqu’en 2010 pour reprendre une lente croissance depuis. Ainsi, à la lecture de ces derniers chiffres issues d’études très sérieuses, un potentiel de 1,0Mt/an serait déjà très ambitieux, ce qui représenterait environ 25% du trafic ferroviaire actuel au travers des Pyrénées, et ceci tout en faisant abstraction des difficultés techniques et économiques liées à la traversée.

Les estimations de rentabilité de ces études officielles

Toutes les estimations de rentabilité calculées par les différentes études concluent à une rentabilité négative. L’étude TTK [5] de 2006 estime que le déficit serait de 2,6M€/an avec une gestion réalisée par la SNCF, et que ce déficit pourrait se réduire à 0,6M€/an en substituant un Opérateur Ferroviaire de Proximité à la SNCF.

De même, l’étude Rail Concept [6] de 2015 présente les BNA (Bénéfices Nets Actualisés) sur 50 années suivant l’instruction-cadre de Robien des différents scénarios envisagés :

  • dans le scénario S0 de RFF et de la SNCF sans optimisation, les BNA ressortent à -482M€ en mode thermique et -820M€ en mode électrique ;
  • dans le scénario S1 de RFF et de la SNCF avec optimisation, les BNA ressortent à -546M€ en mode thermique et -794M€ en mode électrique ;
  • dans le scénario S2 avec un nouvel entrant issu du privé, les BNA ressortent à -64M€ en mode thermique et -180M€ en mode électrique.

Ainsi, seul le scénario S2 en mode thermique est celui qui dégage le moins mauvais BAN, c’est donc ce scénario qui est avancé par Rail-Concept comme étant le plus intéressant. Cependant, l’analyse du CROC [7] a montré que ce résultat doit être corrigé par la non prise en compte de la section d’Oloron-Sainte-Marie à Bedous. En réintégrant les 102M€ non comptabilisés, le BAN devrait être corrigé à environ -127M€, ce qui suffit à ruiner le scénario S2 en mode thermique tout comme les autres scénarios.

Les rapports d’audit

Plusieurs rapports d’audit ont été commandés au niveau Etat ou Ministères pour évaluer la pertinence des projets ferroviaires envisagés dans le futur.

Rapport d’audit de l’Inspection Générale des Finances et du Conseil général des Ponts et Chaussées
Le premier rapport est un rapport d’audit de l’Inspection Générale des Finances et du Conseil général des Ponts et Chaussées [10]. Il prenait comme référence un trafic de fret estimé à 2,0Mt/an et un trafic de voyageurs estimé à 200 000. Ses analyses et conclusions sont sans appel :
“f) La réouverture de la ligne Pau-Canfranc
Les différentes études menées à ce jour sur la remise en service de cette ligne internationale pour le trafic de fret et de voyageurs entre Pau et Saragosse laissent entrevoir des niveaux de rentabilité socio-économique très faibles, voire négatifs, pour cette opération dont le coût, côté français, pourrait excéder 300 M€
A la demande des ministres des Transports, français et espagnol, un nouvel examen des possibilités et des conditions de réouverture de la ligne a été engagé. Les études se poursuivent. En attendant leurs conclusions, la mission souligne sa préoccupation à l’égard d’un projet dont l’intérêt pour la collectivité paraît aussi manifestement contestable.

F- Conclusion

A l’inverse, quatre projets présentent des niveaux de rentabilité socioéconomiques qui ne permettent pas à la mission d’en recommander la réalisation avant 2020 :
– la LGV Lyon-Sillon alpin ;
– l’aménagement pendulaire de la ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse (POLT) ;
– la réouverture de la ligne Pau-Canfranc ;
– la modernisation de la ligne Béziers-Neussargues-Clermont-Ferrand.
S’agissant au moins de ces deux derniers projets, la mission estime que leur potentiel très limité devrait inciter leurs instances de pilotage à en reconsidérer la pertinence.”

Rapport du Conseil d’Orientation des Infrastructures
Le deuxième rapport est le rapport du Conseil d’Orientation des Infrastructures réalisé sous la direction de Philippe Duron [11]. Son analyse de la ligne ferroviaire Pau – Canfranc – Saragosse en page 95 est très critique :
“La section Pau-Bedous a été réouverte à la circulation le 1er juillet 2016 et le sujet est maintenant la réouverture de la section Bedous-Canfranc. Même si le projet pourrait présenter un intérêt en matière de fret ferroviaire avec la desserte de la plateforme de Saragosse (ce dont doutent toutefois certains membres du Conseil) et bénéficie de financements européens au titre de son caractère transfontalier, il s’agit avant tout d’une infrastructure d’intérêt local dont le caractère prioritaire pour l’Etat n’apparaît pas clairement au Conseil. Alors que les financements de l’Etat sont insuffisants pour satisfaire l’ensemble des besoins et après analyse comparative des enjeux des différents investissements qu’il a eu à considérer, il ne considère pas utile à ce stade de mobiliser des financements nationaux pour ce projet.”

Rapport d’observations de la Chambre Régional des Comptes de Nouvelle-Aquitaine sur les transports régionaux
Le troisième rapport est un rapport d’observations de la Chambre Régional des Comptes de Nouvelle-Aquitaine sur les transports régionaux [12] et qui revient longuement des pages 29 à 32 sur le coût des travaux et d’exploitation de la section nouvellement créée d’Oloron-Sainte-Marie à Bedous. Elle indique que les coûts des travaux ont avoisiné les 100M€ mais avec un “décompte définitif en attente”. Elle évalue le coût de fonctionnement d’Oloron-Sainte-Marie à Bedous à 1,291M€ par an. Concernant le prolongement vers Canfranc, elle estime qu’”aucune perspective de développement n’a encore été définie pour le trafic de voyageurs” puisque “la partie haute de la vallée d’Aspe (au-delà de Bedous) étant au demeurant peu peuplée même si elle connaît une fréquentation touristique saisonnière”. Elle s’appuie sur les conclusions de la Région faites à partir de l’étude Rail Concept [6] qui permettraient de justifier de la réouverture de Bedous à Canfranc. Pour mémoire, elle rappelle que “L’Etat français entend en tout état de cause se tenir à l’écart du financement du projet” et que “le Conseil d’orientation des infrastructures a considéré dans son rapport à la ministre des transports de février 2018 que l’opération Bedous-Canfranc ne figurait pas au nombre des priorités nationales en matière de financement d’infrastructures de transports.” De plus, elle s’interroge sur les contraintes opérationnelles d’exploitation en raison de la configuration géographique et sur l’insertion de ce projet par la Région dans la stratégie globale des TER.

Rapport de la Cour des Comptes sur les transports express régionaux
Mais le rapport le plus sévère provient de la Cour des Comptes sur les transports express régionaux [13]. La critique est impitoyable, acerbe, virulente et incisive envers la réouverture de la section d’Oloron-Sainte-Marie à Bedous en soulignant que le prix du billet ne couvre qu’à peine 2% du coût total. En effet, ce rapport présente dans un encadré spécifique en pages 66 et 67 la réouverture comme l’exemple à ne surtout pas suivre car menant à “des conséquences financières parfois mal maîtrisées”. Voici, en substance, la reproduction des assertions les plus significatives de cet encadré :

“Le projet de réouverture de la ligne Bedous-Canfranc en région Nouvelle-Aquitaine
En 1928, a été créée une liaison ferroviaire à voie unique entre la France et l’Espagne. Cette liaison part de Pau, dessert la ville d’Oloron-Sainte-Marie, le village de Bedous, franchit les Pyrénées via le tunnel binational du Somport et aboutit en Espagne au village de Canfranc. Au-delà, existe une voie d’un écartement différent jusqu’à Huesca, puis Saragosse. Depuis les années 1980, la voie française n’est exploitée que jusqu’à Oloron-Sainte-Marie (22 km depuis Pau, 35 minutes, huit allers-retours par jour en train diesel). Côté espagnol, deux trains par jour circulent entre Canfranc et Huesca, dans chaque sens.
Le 26 juin 2016, a été rouverte la section entre Oloron et Bedous (24,7 km, 30 minutes, quatre allers-retours par jour en train diesel), comme première étape de l’hypothétique réouverture de la ligne jusqu’à Canfranc. Cette réouverture dépasse la seule problématique TER et correspond aussi à une volonté de la région de développer le fret ferroviaire transpyrénéen afin de limiter le trafic routier dans la vallée d’Aspe.
La fréquentation de la section entre Oloron et Bedous est extrêmement faible, avec environ 40 voyageurs par jour en juillet, qui est le mois le plus fréquenté, donc au maximum environ 15 000 voyages par an. Or, le coût total (infrastructure et fonctionnement) peut être estimé à 4,6 M€ par an, soit 307 € par voyage. Le prix du billet (5,5 €) ne couvre donc qu’à peine 2 % du coût total.
Le prolongement de Bedous à Canfranc coûterait entre 126 et 158 M€ supplémentaires, pouvant remettre en cause le financement de la régénération des lignes TER existantes pour l’ensemble de la région. Or, à ce jour, des travaux préparatoires de débroussaillage ont déjà coûté plus de 1 M€ à la région et des études ont été lancées pour 14,7 M€ dans le cadre d’un programme de coopération transfrontalière (pour moitié financées par l’Union européenne).
Les travaux ont coûté environ 100 M€ (décompte définitif en attente), entièrement financés par la région. En considérant qu’ils sont amortis sur 30 ans, cela revient à environ 3,3 M€ par an. Le coût de fonctionnement s’élève à 1,3 M€ par an.”

Les études non-officielles

Ce sont cinq études non-officielles qui ont été produites sur la réouverture de la ligne Pau – Canfranc – Saragosse dont quatre réalisées par des partisans de la réouverture.

La première étude a été effectuée en 2005 par le bureau d’étude Claraco à la demande du CRELOC et du CREFCO [14]. Elle est intéressante car elle propose des perspectives d’augmentation du trafic de marchandises au travers des Pyrénées qui se sont révélées bien trop ambitieuses et absolument fausses. De plus, cette étude estimait la réhabilitation du tronçon d’Oloron-Sainte-Marie à Canfranc, en incluant les travaux du tunnel du Somport, à 87,6M€. Même actualisée à 106M€ en 2021, ce budget apparaît très fortement sous-évalué, en particulier au regard de la seule réhabilitation de la section la plus facile d’Oloron-Sainte-Marie à Bedous qui a déjà coûté 102M€ en 2016. De plus, elle considère la ligne comme une ligne de fret uniquement, les voyageurs locaux ou internationaux seraient insérés dans des voitures de voyageurs conçues comme composantes d’un train de marchandises, situation qui serait inacceptable car la mixité fret et voyageurs est inenvisageable sous le tunnel ferroviaire du Somport d’un point de vue sécuritaire. Le seul trafic étudié est donc un trafic de marchandises avec une estimation du potentiel de fret de 2,0 à 4,0Mt/an, donc très largement surestimée.

La deuxième étude a été réalisée en 2007 par Jürg Sutter, universitaire suisse en thèse à l’Université de Berne [15]. A partir d’enquêtes auprès de la population et de simulations faites grâce à un logiciel dédié au domaine du ferroviaire, ce ne sont pas moins de 158 circulations journalières qui rouleraient en tout ou partie sur la ligne Pau – Canfranc – Saragosse générant une fréquentation de voyageurs de 790 à 5 370 par jour (288 000 à 1 960 000 voyageurs par an) et un trafic de marchandises estimé de 0,61 à 1,75Mt/an et constitué de transport de marchandises et d’une autoroute ferroviaire. Les circulations de trains de voyageurs se feraient généralement à la vitesse de 80km/h et 160km/h à l’intérieur du tunnel ferroviaire du Somport. Bien qu’intéressantes, ces résultats sont absolument incompatibles avec les caractéristiques de la ligne et donc présentent des potentiels de trafic très largement surestimés.

La troisième étude est une note du CREFCO qui a été réalisée en 2016 [16] à la suite de la réouverture de la section d’Oloron-Sainte-Marie à Bedous. C’est avant tout un document permettant de faire le point sur les projets ferroviaires de l’époque, tel que l’ouverture du tunnel du Perthus, la désaturation du nœud ferroviaire de Barcelone, la sécurité du tunnel routier du Somport… Il reprend les potentiels de fréquentation de l’étude du Conseil Economique et Social d’Aragon [2], à savoir une fréquentation des voyageurs estimée à plus de 480 par jour (plus de 175 000 voyageurs par an) et un trafic de fret de 1,5Mt/an. Il propose également un phasage en trois étapes de la réouverture de la ligne Pau – Canfranc – Saragosse : d’abord en thermique, puis l’électrification en 25kV, puis l’augmentation de la charge à l’essieu et la réouverture de la section directe Zuera -Turuñana.

La quatrième étude est une étude très intéressante et très technique réalisée par le CRELOC et le CREFCO [17]. Elle a malheureusement la particularité de s’attacher à de nombreux points de détail, et à “oublier” (peut-être sciemment ?) les points durs de la réouverture de la ligne. Ainsi, des points qui sont très loin d’être essentiels sont décrits dans un souci du détail de manière très professionnelle tels que :

  • le plan de voie et les voies de service ;
  • le poste de commande centralisé à Canfranc ;
  • l’abandon du principe de gare de voie de gauche ;
  • le nombre de cantons ;
  • les dispositifs de réchauffage des aiguilles ;
  • les détecteurs de boîtes chaudes ;
  • la signalisation et les télécommunications ;
  • la gestion opérationnelle de la ligne ;
  • les services des gares et les points d’arrêts non gérés…

En revanche, des points extrêmement fondamentaux sont passés sous silence tels que :

  • le nombre exact de voyageurs en train entre Huesca et Saragosse qui est occulté au profit du nombre de 10 000 voyageurs au total sachant que plus de 95% des voyageurs utilisent actuellement le car ;
  • la rectification de nombreuses courbes, le relèvement des vitesses en France et en Espagne et la réactivation de la section Zuera – Turuñana qui demanderaient un budget substantiel et conséquent ;
  • l’impossibilité de tracter des trains de fret de 750m et d’avoir des voies d’évitement correspondantes ;
  • la non-conformité au gabarit GB1 entre Pau et Bedous ;
  • la traction en mode thermique en attendant une hypothétique électrification ;
  • les conséquences de l’utilisation de tensions d’alimentation différentes en France et en Espagne ;
  • la gestion de la sécurité des tunnels de plus de 500m ;
  • la suppression des passages à niveau…

D’autres points sont avancés avec une certitude et un aplomb qui demanderaient un minimum de justification et une certaine humilité :

  • le nombre de circulations directes entre Pau – Bordeaux – Toulouse et Jaca – Huesca – Saragosse qui est irréaliste au regard du faible nombre de circulations actuelles entre Toulouse et Barcelone et qui ne cesse de décroître d’année en année ;
  • la taxe dite « régio-transit » pour tout poids-lourd empruntant le tunnel routier du Somport qui sera juridiquement très compliquée à justifier [7] et à faire accepter par l’Etat espagnol qui investit actuellement dans des routes à 4 voies menant directement au tunnel routier du Somport ;
  • la gestion du tunnel ferroviaire comme issue de secours du tunnel routier qui est éludée par une simple note en page 26 ;
  • l’affirmation du gabarit GB1 (voire GC) de Bedous à Saragosse qui mérite une étude approfondie de confirmation ;
  • les temps de liaisons de 5h00 pour le trafic fret et de 3h30 pour les trains de voyageurs qui sont absolument irréalistes.

La cinquième étude est une étude issue des travaux de l’association BAP (Béarn Adour Pyrénées) qui a la particularité d’aborder la problématique du potentiel de trafic de marchandises d’une manière très différente [18] [19]. Là où les quatre précédentes études considèrent la quantité de trafic de marchandises évaluée à partir d’un potentiel de fret issu des données d’industriels locaux sans aucune justification et ce qui a pour conséquence de mener à des différences importantes entre études, l’étude du BAP prend en compte les caractéristiques techniques de la ligne et la puissance des engins de traction pour réaliser son estimation du potentiel de trafic de marchandises. C’est ainsi que cette étude évalue le trafic maximum envisageable à 0,600Mt/an de marchandises avec des locomotives électriques et à 0,275Mt/an avec des locomotives thermiques. De plus, en considérant un report modal de 4 à 5% de la route vers le rail tel qu’existant actuellement aux extrémités des Pyrénées, ce ne serait alors qu’un trafic de marchandises de 0,120 à 0,180Mt/an qui serait susceptible d’être reporté sur la ligne ferroviaire, soit l’équivalent de 16 à 25 poids-lourds par jour par rapport à une moyenne de 346 poids-lourds par jour traversant le tunnel routier du Somport. Ces valeurs, bien inférieures à celles des études des partisans de la réouverture, ont la particularité d’être basées sur des données techniques avérées. La vérité peut être cruelle, mais tout porte à croire que la réalité du potentiel de trafic de marchandises est certainement plus proche du potentiel estimé par cette étude que des quatre précédentes études.

En conclusion

Reconvertissez-vous dans l’ingénierie pour le domaine du ferroviaire, créez votre propre bureau d’études, allez frapper à la porte du 14, rue François de Sourdis à Bordeaux, allez dans le sens de votre futur et unique client car “plus c’est gros, plus ça passe”, et votre avenir est assuré…

Quelques références

[1] Procès-verbal de la séance plénière ordinaire du 27 mai 2016 – Région Aquitaine Limousin Poitou-Charentes https://www.nouvelle-aquitaine.fr/sites/default/files/2020-06/2016-05_PV%20ANNEE%202016%20S%C3%A9ance%20pl%C3%A9ni%C3%A8re%2027%2005%202016.pdf

[2] : Posibilidades y viabilidad para la reapertura del Canfranc – Consejo Económico y Social de Aragón – Ingeniería y Economía del Transporte INECO S.A., Robert Claraco Consulting – 2009

[3] : Etude des corridors de tracés possibles pour le nouvel axe ferroviaire à grande capacité transpyrénéen, Document de synthèse – Groupement européen d’intérêt économique nouvel axe ferroviaire à grande capacité transpyrénéen (GEIE NAFGCT) – Rail Concept, eptisa, anteagroup – 28 décembre 2015

[4] : Livre Blanc – Les leviers d’optimisation du trafic de la ligne Pau-Canfranc-Saragosse – Avec le projet Canfraneus – Fundacion Tranpirenaica, Région Nouvelle-Aquitaine, Interreg POCTEFA, Gobierno de Aragon – décembre 2019

[5] : Audit des études techniques de la réouverture de la ligne ferroviaire Pau-Canfranc pour le compte du Conseil Régional d’Aquitaine – TransportTechnologie-Consult Karlsruhe GmbH (TTK) – 10 janvier 2006

[6] : Assistance à Maîtrise d’Ouvrage pour l’analyse de l’évaluation socio-économique de la ligne ferroviaire Pau – Canfranc, Rapport final, Phase 2 – version n°5 03/07/2015 – Rail Concept – 16 mars 2016

[7] : Evaluation socio-économique de la ligne ferroviaire Pau-Canfranc, Etude rail concept (juillet 2015), Première analyse du CROC – Association Contre la réouverture de la ligne Oloron-Canfranc C.R.O.C. – 6 octobre 2017

[8] Complément d’étude sur Pau-Canfranc-Saragosse – réunion du 21 janvier 2010 – Conseil Economique et Social Régional Aquitaine – 2010

[9] : Observatorio hispano-francés de Tráfico en los Pirineos, Documento n°9 – Ministerio de Transportes, Movilidad y Agenda Urbana, Secretaría General de Transportes y Movilidad, División de Estudios y Tecnología del Transporte – diciembre 2020

[10] : Rapport d’audit sur les grands projets d’infrastructures de transport – Sous la direction de Henri Guillaume – Inspection générale des Finances, Conseil général des Ponts et Chaussées – février 2009

[11] : Mobilités du Quotidien Répondre aux urgences et préparer l’avenir – Sous la présidence de Philippe Duron – Conseil d’orientation des Infrastructures – janvier 2018

[12] : Rapport d’observations définitives Région Nouvelle-Aquitaine Enquête inter-juridictions sur les transports express régionaux (TER) – Sous la direction de Jean-François Monteils – Chambre Régional des Comptes Nouvelle-Aquitaine – mai 2019

[13] : Les transports express régionaux à l’heure de l’ouverture à la concurrence Des réformes tardives, une clarification nécessaire – Sous la direction de Didier Migaud, Premier Président – Cour des Comptes Chambres Régionales et Territoriales des Comptes – octobre 2019

[14] : Ligne ferroviaire Oloron-Sainte-Marie à Canfranc – Robert Claraco – CRELOC CREFCO – juillet 2005

[15] : Inwertsetzung einer internationalen Bahnlinie durch die zentralen Pyrenäen Bedürfnis- und Umsetzungsstudie für den Personen- und Güterverkehr auf der Linie Zaragoza – Canfranc – Pau – Jürg Suter – Universität Bern – 2007

[16] : Ferrocarril Zaragoza-Canfranc-Pau, Estado actual y perspectivas de reapertura – CREFCO – 2016

[17] : Pau – Canfranc – Saragosse : un chemin de fer d’avenir – CRELOC & CREFCO – 2019

[18] : Quel potentiel pour le Fret ? Les estimations de BAP – Béarn Adour Pyrénées – mars 2020

[19] : Pourquoi rouvrir la ligne Pau-Canfranc ? – Michel Le Gall – Revue Pyrénées n°282 – avril juin 2020