Tous les chemins mènent à Canfranc,

mais pas de la même façon !

“Mille viae ducunt homines per saecula Romam

Qui Dominum toto quaerere corde volunt.”

Alanus ab Insulis (1116-1202) – Liber parabolarum

Comme le dit si bien Alain de Lille par ces vers mieux connus en français sous la sentence “Tous les chemins mènent à Rome”, il est bien de se poser la question de savoir si tous les chemins mènent à Canfranc. En théorie, oui, mais le chemin est semé de tellement d’embuches et de difficultés qu’il est souvent préférable de passer son chemin et d’en prendre un autre.

Résumé de l’article

Cet article analyse tous les chemins possibles pour aller des différentes régions d’Espagne et du Portugal vers les différentes régions de France et dans les pays limitrophes. Il examine toutes les difficultés qui limitent le passage par Canfranc : différence d’écartement reportée à Saragosse, perte de l’intermodalité à la gare de Saragosse – Goya, rebroussement en gare de Pau, bouchon ferroviaire de Bordeaux, encombrement de la Grande Ceinture, bouchon ferroviaire de Toulouse, rampe de Capvern, VFCEA inachevée… Le passage côté Océan Atlantique par Irun et Hendaye sera facilité avec l’achèvement du Y Basque en 2023. Les passages côté Mer Méditerranée par Portbou et le tunnel du Perthus sont loin d’être saturés et seront encore plus sollicités lorsque LNMP sera reliée à CNM et au couloir rhodanien. Excepté un hypothétique Toulouse – Saragosse – Delicias pour les voyageurs, et un hypothétique Pau – Saragosse Plaza ou TMZ pour les marchandises, les liaisons existantes par les couloirs atlantique et méditerranéen restent et resteront toujours les plus adaptées et les plus simples.

Version initiale du 14 décembre 2021, dernière mise à jour au 8 mars 2022

De Canfranc à Saragosse

La mise à l’écartement UIC de Canfranc à Huesca et l’utilisation d’automotrices adaptées à cet écartement exercera une influence négative sur le trafic des voyageurs car la gare de Saragosse – Delicias sera définitivement un terminus et il ne sera pas envisageable de réaliser des liaisons directes au-delà de Saragosse. De plus, les gares de Saragosse – Portillo, Saragosse – Goya et Saragosse – Miraflores ne seront plus desservies car inaptes à l’écartement UIC. Il sera donc impossible de réaliser les correspondances urbaines directement à la gare de Saragosse – Goya avec la ligne de tramway L1 en station Fernando El Católico et avec les autres lignes de bus qui desservent ces trois gares. La gare de Saragosse – Delicias est excentrée, éloignée du centre-ville et n’est pas desservie par le tramway L1. C’est ainsi que le passage à l’écartement UIC sera une véritable régression pour les voyageurs désirant se rendre à Saragosse. Il est véritablement inacceptable que l’intermodalité actuelle soit sacrifiée pour les voyageurs de Huesca à Saragosse afin de privilégier une mise à l’écartement UIC qui ne profitera qu’aux quelques rares voyageurs venant de France.

Concernant le trafic des marchandises, la mise à l’écartement UIC devrait théoriquement permettre de rejoindre les lignes à grande vitesse qui sont aptes au fret, mais en pratique, ces lignes sont fortement destinées au trafic des voyageurs ce qui permet au trafic de marchandises de profiter de sillons supplémentaires sur le réseau classique à écartement ibérique. Ce réseau classique est donc désormais privilégié pour tout le trafic des marchandises interne à l’Espagne. Ainsi, il ne sera pas possible de relier directement sans transbordement la ligne de fret Saragosse – Madrid – Algésiras. De même, le passage par Tardienta pour rejoindre Lérida, Tarragone et Barcelone ne sera plus réalisable. Ainsi, il sera impossible de rejoindre le terminal multimodal de Monzon, ce qui constitue également une véritable et inacceptable régression par rapport à la situation actuelle.

De Canfranc vers l’Espagne et le Portugal

La gare de Saragosse – Delicias devenant définitivement une station terminale, il ne sera pas concevable de faire des liaisons avec d’autres villes espagnoles ou portugaises. En effet, il est difficile d’imaginer que des automotrices à écartement UIC, qu’elles soient thermiques ou électriques, utilisent les lignes nouvelles pour se rendre à Madrid, Barcelone, Lisbonne ou ailleurs. De même, une fois la section Huesca – Canfranc électrifiée, il n’est pas envisageable d’utiliser des AVE ou des TGV sur cette section car ce matériel est inapte à circuler sur des lignes avec des fortes déclivités, des faibles rayons de courbure et des voies d’évitement courtes. Tout voyageur arrivant à la gare de Saragosse – Delicias n’aura pas d’autre choix que de prendre une correspondance pour poursuivre son voyage.

Les trains de marchandises ne pourront également pas continuer leur trajet au-delà de Saragosse et utiliser les lignes à écartement ibérique. Différentes possibilités existent mais elles présentent toutes des coûts d’investissement et d’exploitation supplémentaires. La première possibilité est d’utiliser des wagons possédant des bogies à écartement variable tels que les wagons Transfesa. La deuxième possibilité est d’effectuer des transbordements de wagons à wagons aux terminaux Saragosse-Plaza ou TMZ. La troisième possibilité demande l’installation d’un troisième rail sur plusieurs lignes ferroviaires reliées à Saragosse. Ainsi, un tel projet est prévu de Saragosse à Teruel puis Sagonte, mais est constamment retardé pour des raisons budgétaires. Finalement, installer l’écartement UIC de Canfranc à Huesca consistera simplement à déplacer la frontière ferroviaire de Canfranc à Saragosse, ce qui n’a absolument aucun intérêt.

De Canfranc vers l’ouest de la France et Paris

Pour les voyageurs, le terminus côté France restera certainement à Pau car quitter Pau vers l’ouest signifie effectuer un rebroussement en gare de Pau ce qui reste déplaisant et représente une perte de temps. De plus, tant que la ligne Pau – Canfranc – Saragosse ne sera pas électrifiée, seul du matériel bimode type BGC ou Régiolis serait apte à circuler à la fois en mode thermique et électrique, matériel qui est assez rare et onéreux. Enfin, relier une ligne de montagne à la robustesse fragile à une ligne de plaine circulant sur des sections chargées entre Dax et Bordeaux est un risque de désorganisation des circulations qu’un exploitant ne prendra nullement. Pour ces diverses raisons, il n’existera donc certainement jamais de liaison directe de Bordeaux à Saragosse et une rupture de charge avec correspondance à Pau sera toujours préférable. De même, toutes liaisons de jour ou de nuit depuis Paris ou Bordeaux par les lignes actuelles ou par les futures lignes à grande vitesse sont absolument irréalistes car les nombreuses contraintes techniques et environnementales depuis Saragosse sont trop importantes pour augurer d’une exploitation robuste et fiable.

Le chemin vers l’ouest de la France ou Paris par Bordeaux ne sera pas facile pour les trains de fret, sauf à construire un nouveau pont ferroviaire sur le Gave de Pau dans une zone classée Natura 2000 afin de shunter la gare de Pau. Faute de nouveau pont qui ne se fera certainement jamais, il faudra donc rebrousser à Pau et en profiter pour accoupler une locomotive électrique, remonter vers Dax puis Bordeaux comme le font déjà les trains d’origine Hendaye. L’exploitation du fret est déjà complexe d’Hendaye à Paris avec une situation fortement saturée au niveau du bouchon ferroviaire de Bordeaux sud et en arrivant à la Grande Ceinture de Paris, une amorce du fret depuis Canfranc ne facilitera pas l’exploitation et tout chargeur cherchera donc à privilégier une autre solution vers l’est plus aisée et pratique.

De Canfranc vers Paris, le nord de la France, l’Allemagne et la Belgique

Pour les voyageurs, il sera théoriquement possible de continuer vers l’est sur la ligne Puyoô – Toulouse jusqu’à Toulouse, voire plus loin jusqu’à Paris. Cependant, tant que la ligne Pau – Canfranc – Saragosse ne sera pas électrifiée, seul du matériel bimode type BGC ou Régiolis serait apte à circuler à la fois en mode thermique et électrique, matériel qui est assez rare et onéreux. Une fois même électrifiée à 25kV comme envisagé en 2040, il sera indispensable d’avoir du matériel bi-tension apte au 1 500V et au 25kV. Une autre possibilité est d’accepter de continuer à utiliser les automotrices X73500 en fonctionnement en mode thermique sous caténaire de Pau à Toulouse, ce qui serait une véritable imposture écologique. Dans tous les cas, la chalandise étant toujours plus importante de Bayonne à Toulouse, il est logique que cette ligne soit privilégiée à la ligne de Saragosse à Toulouse en exécutant une correspondance en gare de Pau pour les voyageurs venant de Saragosse. Par effet d’annonce et pour vendre le projet de réouverture, il pourrait exister les premières années une ligne directe entre Saragosse et Toulouse. Mais très vite, et comme ce fût le cas entre Toulouse et Barcelone, une telle ligne serait vite délaissée puis éventuellement abandonnée faute de voyageurs. Il n’existera donc certainement jamais de liaison directe et pérenne entre Toulouse et Saragosse et une rupture de charge avec correspondance à Pau sera toujours favorisée.

Le chemin vers Paris et le nord de la France par Toulouse ne sera également pas facile pour les trains de fret. Après avoir accouplé une locomotive électrique, il faudra d’abord vaincre la rampe de Capvern en utilisant une locomotive de pousse, puis il faudra passer le nœud ferroviaire de Toulouse. Plusieurs possibilités sont alors offertes depuis Toulouse :

  • soit rebrousser vers l’est par Narbonne pour rejoindre le couloir rhodanien puis l’est et le nord de la France, l’Allemagne et la Belgique: trajet qui n’apporte strictement aucune plus-value par rapport au trajet naturel et plus fonctionnel de Saragosse à Narbonne par Barcelone, le tunnel du Perthus ou Portbou, puis Perpignan ;
  • soit prendre la direction du nord par le POLT (Paris – Orléans – Limoges – Toulouse) qui fait arriver :
    • soit à la Grande Ceinture de Paris qui est toujours encombrée et surchargée, avec une continuité vers le nord de la France, l’Allemagne et la Belgique ;
    • soit à la VFCEA (Voie Ferrée Centre Europe Atlantique) au niveau de Vierzon pour rejoindre l’est et le nord de la France, l’Allemagne et la Belgique, sachant que la section de Nevers à Chagny n’est toujours pas électrifiée et modernisée ; ce projet de terminer définitivement la VFCEA est constamment repoussé sine die et confine au serpent de mer alors que ses premières esquisses datent de plus de 100 ans [1].

Finalement, tant que la VFCEA ne sera pas opérationnelle et l’attente risque encore d’être très longue, le trajet du trafic fret de Canfranc vers Paris, l’est et le nord de la France, l’Allemagne et la Belgique en passant par Toulouse n’a que peu d’intérêt pour les chargeurs. Cette problématique n’est pas nouvelle puisqu’elle s’était déjà invitée comme l’un des points faibles de tous les projets de traversée centrale des Pyrénénes, à savoir que traverser les Pyrénées est une bonne chose mais uniquement à la condition de pouvoir continuer le trajet vers le nord en supprimant le bouchon ferroviaire de Toulouse et en se reliant à un axe est – ouest européen qui serait la VFCEA et permettrait de contourner la région parisienne par l’est.

De Canfranc vers l’est de la France, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, la Belgique

De nombreux projets de liaisons voyageurs entre l’Espagne, la France, l’Italie, la Suisse et l’Allemagne foisonnent à l’heure actuelle. Ces projets se feraient avec du matériel type AGV ou TGV sur les lignes à grande vitesse qui sont désormais toutes interopérables avec le même écartement, la même tension d’alimentation, le même système de signalisation normalisé ETCS et qui passeraient par le tunnel du Perthus. Inutile de dire que la malheureuse ligne Pau – Canfranc – Saragosse avec tous ses défauts rédhibitoires n’a absolument aucun avenir dans ce foisonnement de projets. Il ne faut donc jamais s’attendre à voir des liaisons internationales de voyageurs passées par Canfranc vers ces différents pays.

Comme vu précédemment, aucun train de marchandises ne passera par Canfranc, Toulouse et Narbonne pour rejoindre le couloir rhodanien et desservir tous les pays à l’est de la France. Ce trajet n’a strictement aucun intérêt par rapport au trajet naturel et fonctionnel de Saragosse à Narbonne par Barcelone, le tunnel du Perthus ou Portbou, puis Perpignan.

L’autre passage à l’ouest des Pyrénées

Il existe un autre franchissement côté Océan Atlantique bien plus pratique qui permet de joindre l’ouest, le centre, le sud de l’Espagne, le Portugal avec l’ouest de la France et Paris. Le passage par Irun et Hendaye reste encore aujourd’hui et depuis sa création l’un des passages les plus aisés pour relier la France et l’Espagne. Ceci est d’autant plus vrai que les travaux du Y Basque avancent et devraient être définitivement achevés en 2023. A cette date, il sera possible d’avoir une continuité à écartement UIC avec un troisième rail entre Hendaye et Astigarraga puis une ligne nouvelle jusqu’à Vitoria. Il ne restera plus qu’à réaliser la ligne nouvelle ou rajouter un troisième rail à la ligne actuelle entre Vitoria et Burgos pour avoir une continuité UIC vers toute l’Espagne. A ces projets immédiats s’ajoute la réalisation du corridor Cantabrie Méditerranée permettant de rejoindre Saragosse à plus longue échéance. Des travaux d’aménagement sont encore nécessaires en gare d’Hendaye pour accueillir le troisième rail, revoir le plan de voies et réaliser une caténaire commutable entre 1 500 et 3 000V, travaux certes coûteux mais sans commune mesure avec les coûts d’une réouverture de Pau – Canfranc – Saragosse.

Même si les frontières ferroviaires liées aux différences d’écartement et aux différences de tension continueront d’exister, le passage côté Océan Atlantique restera pour longtemps le passage privilégié qui permettra d’avoir des liaisons voyageurs et fret entre Toulouse, Bordeaux, Saint Sébastien, Bilbao, Vitoria avec correspondances pour Saragosse, Madrid ou Lisbonne.

L’autre passage à l’est des Pyrénées

Il existe deux autres franchissements côté Mer Méditerranée bien plus pratiques qui permettent de joindre l’est, le centre, le sud de l’Espagne avec l’est de la France, Paris, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne et la Belgique. Les passages par Portbou et le tunnel du Perthus restent encore aujourd’hui et depuis leurs créations deux des passages les plus aisés pour relier la France et l’Espagne. Le passage par le tunnel du Perthus est désormais utilisé pour les trains de voyageurs, le passage par Portbou est plutôt utilisé pour le trafic des marchandises même si le tunnel du Perthus est apte à recevoir des trains de marchandises. A l’avenir, la LNMP (Ligne Nouvelle Montpellier Perpignan), actuellement en projet, devrait permettre de relier le CNM (Contournement de Nîmes et Montpellier) puis de rejoindre les lignes ferroviaires de la rive gauche et de la rive droite du Rhône. Une interrogation subsiste sur la mixité voyageurs et fret de la LNMP, sachant que le CNM est déjà mixte voyageurs et fret. Côté espagnol, la liaison entre Tarragone et Castelló est sur le point d’être migrée en voie à écartement UIC.

Le tunnel du Perthus est très loin d’être saturé, si bien qu’il existe encore un énorme potentiel pour utiliser à son optimum les capacités des lignes à grande vitesse existantes pour le trafic des voyageurs et des marchandises. A l’horizon 2040 et 2050, une fois que les travaux de LNMP et l’achèvement des diverses sections en Espagne non pourvues en lignes à grande vitesse seront terminées, il sera peut-être alors utile d’évoquer une liaison supplémentaire entre la France et l’Espagne et qui pourrait prendre la forme d’une traversée centrale des Pyrénées.

Conclusion

Certes, tous les chemins mènent à Canfranc, mais excepté un hypothétique Toulouse – Saragosse – Delicias pour les voyageurs, et un hypothétique Pau – Saragosse Plaza ou TMZ pour les marchandises, les liaisons existantes par les couloirs atlantique et méditerranéen restent et resteront toujours les plus adaptées et les plus simples. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si tous les investissements sont actuellement concentrés sur ces deux couloirs qui sont encore loin d’être saturés, et en particulier le tunnel du Perthus qui ne demande qu’à être utilisé à son optimum. A l’avenir, avec tout ce réseau à grande vitesse et à écartement UIC en fonctionnement optimal, force sera de constater que la réouverture de la ligne Pau – Canfranc – Saragosse ne sera même pas évoquée tellement elle apparaîtra comme une incongruité.

Quelques références

[1] : Suisse-Océan par les ports de la Loire – Louis Villat – Annales de Géographie, Tome 27, n°150, pages 461 à 463 – 1918