Fréquentation des voyageurs d’hier sur
la ligne Pau – Canfranc (1935-1967)
“Fere enim ex his tristitia sequitur, si aut non successit aut successus pudet.”
“Necesse est autem leuius ad animum peruenire destitutae cupiditatis dolorem,
cui successum non utique promiseris.”
Lucius Annaeus Seneca (-4 – 65) – De Tranquillitate animi XII 1, XIII 3
Et pourtant, ils nous avaient promis le succès, tous ceux qui depuis 1840 souhaitaient la réalisation de cette ligne ferroviaire, et au premier desquels Louis Barthou, infatigable promoteur de cette ligne. Comme décrite par la suite, dès l’ouverture en 1928, la déception dut être bien déplaisante, vue les promesses de succès qui avaient été prédites, comme l’attestent ces sentences du grand Sénèque écrites quasiment 19 siècles avant l’ouverture de la ligne.
Résumé de l’article
Cet article utilise les archives de la SNCF pour estimer le trafic des voyageurs sur la ligne Pau – Canfranc – Saragosse de 1935 à 1967. Ainsi, avec au maximum une centaine de voyageurs dans les années 50 à 60, ce trafic n’a jamais décollé contrairement au trafic aux extrémités des Pyrénées à Irun et Portbou qui a cru d’un facteur 7 à la même époque pour accaparer plus de 95% du trafic total des voyageurs au travers des 4 lignes ferroviaires existantes. Enfin, des publications, quelques articles de journaux ou de livres viennent consolider ces assertions.
Version initiale du 8 septembre 2021, dernière mise à jour au 8 mars 2022
Les cartes de fréquentation journalière de la SNCF
La fréquentation des voyageurs sur la ligne Pau – Canfranc de 1935 à 1967 est connue par les archives de la SNCF qui fournit des cartes de trafic journalier sur l’ensemble de la France [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] ainsi que par la revue interne de la SNCF qui fournit le trafic annuel des années 1960 à 1965 [9]. En reprenant les valeurs indiquées sur ces cartes, il est réalisable d’en déduire la fréquentation journalière des voyageurs sur les différentes lignes pyrénéennes, sur les quatre transpyrénéens, ainsi que la répartition de la fréquentation des voyageurs sur ces quatre transpyrénéens.
Fréquentation journalière moyenne de voyageurs sur les lignes pyrénéennes | |||||||||
1935 | 1947 | 1949 | 1952 | 1955 | 1959 | 1963 | 1967 | ||
Bayonne – Hendaye | 740 | Hendaye-Plage – Hendaye | 855 | 736 | 913 | 940 | 2 500 | 5 120 | 5 540 |
Bayonne – Saint-Jean-Pied-de-Port | 244 | Ossès – Saint-Jean-Pied-de-Port | 266 | 220 | 210 | 150 | 150 | 150 | 190 |
Buzy – Canfranc | 397 | Urdos – Forges d’Abel | 34 | 31 | 146 | 80 | 120 | 160 | 130 |
Buzy – Eaux-Bonnes | 137 | Bielle – Eaux-Bonnes | 220 | 182 | 185 | 120 | 130 | 120 | |
Tarbes – Bagnères-de-Bigorre | 405 | Tarbes – Bagnères-de-Bigorre | 1 150 | 995 | 633 | 530 | 570 | 430 | 390 |
Montréjeau – Bagnères-de-Luchon | 271 | Marignac – Bagnères-de-Luchon | 687 | 507 | 436 | 220 | 190 | 250 | 210 |
Foix – La Tour-de-Carol | 466 | Ax-les-Thermes – La Tour-de-Carol | 241 | 186 | 187 | 80 | 220 | 240 | 190 |
Elne – Cerbère | 740 | Cerbère – Portbou | 10 | 69 | 912 | 420 | 2 500 | 3 240 | 3 370 |
Fréquentation journalière moyenne de voyageurs sur les transpyrénéens | |||||||||
1935 | 1947 | 1949 | 1952 | 1955 | 1959 | 1963 | 1967 | ||
Bayonne – Hendaye | 740 | Hendaye-Plage – Hendaye | 855 | 736 | 913 | 940 | 2 500 | 5 120 | 5 540 |
Buzy – Canfranc | 397 | Urdos – Forges d’Abel | 34 | 31 | 146 | 80 | 120 | 160 | 130 |
Foix – La Tour-de-Carol | 466 | Ax-les-Thermes – La Tour-de-Carol | 241 | 186 | 187 | 80 | 220 | 240 | 190 |
Elne – Cerbère | 740 | Cerbère – Portbou | 10 | 69 | 912 | 420 | 2 500 | 3 240 | 3 370 |
Pourcentage de répartition de la fréquentation des voyageurs sur les transpyrénéens | |||||||||
1935 | 1947 | 1949 | 1952 | 1955 | 1959 | 1963 | 1967 | ||
Bayonne – Hendaye | 31,6% | Hendaye-Plage – Hendaye | 75,0% | 72,0% | 42,3% | 61,8% | 46,8% | 58,4% | 60,0% |
Buzy – Canfranc | 17,0% | Urdos – Forges d’Abel | 3,0% | 3,0% | 6,8% | 5,3% | 2,2% | 1,8% | 1,4% |
Foix – La Tour-de-Carol | 19,9% | Ax-les-Thermes – La Tour-de-Carol | 21,2% | 18,2% | 8,7% | 5,3% | 4,1% | 2,7% | 2,1% |
Elne – Cerbère | 31,6% | Cerbère – Portbou | 0,8% | 6,8% | 42,3% | 27,6% | 46,8% | 37,0% | 36,5% |
Ainsi, la fréquentation des voyageurs sur la ligne de Pau – Canfranc, et en particulier au tunnel ferroviaire du Somport est toujours restée très faible avec une fréquentation maximale de 160 voyageurs par jour en 1963, fréquentation confirmée par la revue interne de la SNCF qui évoque 25 000 à 30 000 voyageurs par an de 1960 à 1965 dont deux trains de pèlerins chaque année pour Lourdes, soit une moyenne journalière de 140 à 165 passagers [9]. Dans le même temps, la fréquentation sur les deux transpyrénéens des extrémités ne cessait d’augmenter dans les années 1950 et 1960 en augmentant d’environ 7 fois, au point d’accaparer plus de 96% de tout le trafic transfrontalier en 1967. La fréquentation sur le transpyrénéen de la Tour-de-Carol n’est guère plus brillante, et a même été toujours plus importante que sur la ligne de Pau – Canfranc – Saragosse.
Ainsi, avec une cinquantaine de voyageurs par jour avant-guerre, puis une trentaine après-guerre, pour arriver à une bonne centaine dans les années 50 et 60, la fréquentation transfrontalière au niveau du tunnel du Somport est toujours restée anecdotique, surtout comparée aux fréquentations sur les lignes d’Hendaye et de Portbou qui accaparent à elles seules plus de 95% du trafic ferroviaire de voyageurs entre la France et l’Espagne.
La fréquentation journalière dans la littérature
Ils furent nombreux, géographes, ingénieurs et passionnés du ferroviaire, a étudié la ligne Pau – Canfranc – Saragosse et beaucoup reconnaissent et déplorent la faiblesse du trafic voyageurs dès l’ouverture de la ligne.
Ainsi Marcel Garau (1871-1939), polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées, officier de la Légion d’Honneur écrit une publication technique [10] en 1930 dans laquelle il décrit les caractéristiques des différents transpyrénéens et évoque la ligne envisagée d’Ax-les-Themes à Barcelone par une voie à écartement normal en remplacement de la voie à écartement ibérique. Au sujet du trafic par le tunnel du Somport, il écrit en page 324 : “Jusqu’ici, il faut reconnaître que le transpyrénéen du Somport n’a pas donné, après un an et demi d’exploitation, tous les résultats que certains en avaient escomptés. C’est que ce transpyrénéen Pau – Saragosse relie deux régions peu industrielles tant en France qu’en Espagne et des pays de montagne ne donnant guère lieu à des échanges de produits. Il y a lieu d’espérer néanmoins que le trafic se développera peu à peu.”
Puis, trois années plus tard, en 1933, il remet à jour son analyse dans une publication technique [11] en n’ayant d’ailleurs plus d’espoir que le trafic se développe. Il écrit ainsi en page 470 : “Jusqu’ici, il faut reconnaître que le transpyrénéen du Somport n’a pas donné, après plus de quatre ans d’exploitation, tous les résultats qu’on en avait escomptés. C’est que ce transpyrénéen Pau – Saragosse relie deux régions peu industrielles, tant en France qu’en Espagne et des pays de montagne, ne donnant guère lieu à des exportations de fruits, primeurs ou vins.”
En 1936, Romain Plandé (1898-1991), inspecteur général de l’Instruction publique et ancien résistant FFI, écrit une publication plus abordable [12] dans laquelle il réalise l’historique des liaisons entre la France et l’Espagne. Il reconnaît que la ligne Pau – Canfranc reste une ligne secondaire par ses pentes, courbes, tunnels et viaducs avec une vitesse très réduite. Il estime que son influence est nulle pour le trafic à longue distance et peu importante sur les échanges locaux. Il estime que ces choix stratégiques entraînèrent des conséquences funestes sur la ville d’Oloron-Sainte-Marie par ces mauvais choix du ferroviaire. Il écrit en page 229 : “Mais, réalisé en 1928, le transpyrénéen du Somport ne pouvait plus recueillir que les bribes d’un trafic ferroviaire, détourné par Bayonne-Irun depuis plus de soixante ans. Il apparut assez vite que les lois économiques qui avaient pu assurer aux sentiers de montagne, puis à la route du Somport, une indiscutable supériorité, ne convenaient pas au trafic par fer. Les voies ferrées contournant aux deux extrémités la chaîne, avaient créé les nouveaux courants d’échange.”
C’est ensuite Jean Sermet (1907-2003), professeur à l’Université de Toulouse le Mirail dans une publication de 1950 traitant des différents aspects de l’industrie ferroviaire en Espagne [13] de souligner en page 238 : “A vrai dire, le très faible trafic enregistré sur les deux transpyrénéens de Canfranc et de Puigcerdá (auquel certaines manœuvres intéressées ne sont pas étrangères) n’incitait pas à ouvrir une nouvelle ligne déficitaire. Aussi, bien que tous les travaux soient terminés entre Saint-Girons et Oust et que seule y manque la pose des rails, il ne faut pas compter que l’on procède jamais à celle-ci.”
Philippe Delas, professeur agrégé, réalise un très bon descriptif [14] en 1973 de l’historique et des caractéristiques de la ligne Pau – Canfranc, de la question de l’utilité et de la rentabilité de la ligne, de l’hostilité initiale de la Compagnie du Midi. Il souligne en page 244 : “L’exploit technique ayant été salué, il fallut pourtant déchanter. Le trafic ne fut jamais à la hauteur des espérances et en 1969 le Somport représentait 4,8 % du trafic ferroviaire et 3,7 % de l’ensemble du trafic par voie terrestre entre les deux pays.”
Enfin, Louis Laborde-Balen (1923-2017), journaliste, dans son livre sur le Somport [15] explique en page 244, qu’entre 1929 et 1936, il n’y avait pas plus de 54 voyageurs quotidiens et en page 247, qu’il fallut attendre 1958 avec le centième anniversaire des apparitions à Lourdes pour voir 46 trains spéciaux franchir le tunnel ferroviaire du Somport entre avril et octobre.
Quelques références
[1] : Chemins de fer des grands réseaux français – 1935 – Traffic voyageurs (en milliers)
[2] : Trafic voyageurs – Débit journalier par section de ligne en voyageurs – mois de février et de juillet 1947 – SNCF Service Technique de la Direction Générale Statistique
[3] : Trafic voyageurs – Débit journalier par section de ligne en milliers de voyageurs – année 1949 – SNCF Service Technique de la Direction Générale Statistique
[4] : Trafic voyageurs – Débit journalier par section de ligne en milliers de voyageurs – année 1952 – SNCF Direction Générale Etudes Générales Statistiques
[5] : Trafic voyageurs grandes lignes – Débit journalier en milliers de voyageurs – année 1955 – SNCF Direction Générale Etudes Générales Statistiques
[6] : Trafic voyageurs grandes lignes – Débit journalier en milliers de voyageurs – année 1959 – SNCF Direction Générale Etudes Générales Statistiques
[7] : Trafic voyageurs grandes lignes – Débit journalier en milliers de voyageurs – année 1963 – SNCF Direction Générale Etudes Générales Statistiques
[8] : Trafic voyageurs – Débit journalier en milliers de voyageurs – 1967 – SNCF Direction Générale Etudes Générales Statistiques
[9] : En Vallée d’Aspe La ligne du Somport – Notre Trafic – SNCF – n°248 – août septembre 1966
[10] : La question des transpyrénéens et celle de la pénétration de la voie européenne en Espagne – Marcel Garau – Revue générale des chemins de fer – n°4 – avril 1930 – pages 301 à 324
[11] : Les Transpyrénéens – La pénétration de la voie d’écartement européen en Espagne – Marcel Garau – Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest – Tome 4, fascicule 4 – 1933 – pages 449 à 471
[12] : La circulation dans les vallées pyrénéennes de l’Adour et des Gaves – Romain Plandé – Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest – Tome 7, fascicule 3 – 1936 – pages 213 à 237
[13] : Du nouveau sur les chemins de fer espagnols – Jean Sermet – Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest – Tome 22, fascicule 4 – 1950 – pages 233 à 259
[14] : Le passage international du Somport : le grand rêve des transpyrénéens – Philippe Delas – Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest – Tome 45, fascicule 3 – 1974 – pages 234 à 270
[15] : Somport, des Romains au tunnel – Louis Laborde-Balen – J&D Editions – 1996 – pages 227 à 258